Eloi VILLE, pilote de l'Aéropostale

 

Le 12 mai 1896, Eloi VILLE voit le jour dans le village triévois de Saint Martin de Clelles (Isère). Ses parents sont agriculteurs et il sera élevé avec ses deux frères dont il est l'aîné comme n'importe lequel des petits campagnards de son époque. Rien ne prédestinait ce jeune garçon à la vie aventureuse qui allait être la sienne.

Rien si ce n'est la passion surprenante et inexpliquée, qu'il porte, dès sa prime jeunesse, à l'aviation. On peut en effet se demander ce qui a pu motiver cet intérêt alors que l'aviation, en ce début de siècle, n'en est qu'à ses premiers balbutiements et que cette activité semble très éloignée des préoccupations quotidiennes des Triévois de l'époque. Quoi qu'il en soit, le petit Eloi rêve...La mémoire familiale a gardé le souvenir suivant : alors qu'il était encore très jeune, il s'était fabriqué, avec des morceaux de tissu, un petit parachute. Cette passion pour les choses de l'espace va bientôt se concrétiser.

La Grande Guerre arrive. Eloi est incorporé dans le génie. Il y apprend le métier de mécanicien pour lequel il semble particulièrement doué. Sur le front, il a l'occasion de côtoyer des aviateurs et, en 1918, il fait une demande pour rejoindre l'aviation. Bientôt, son rêve s'accomplit; il est muté dans cette arme. Très motivé, il passe le 10 septembre 1918 son brevet de pilote militaire(1). Il n'a guère le temps de voler, car le 11 novembre, est enfin signé l'armistice.

Sans le sou, Eloi Ville reprend la vie civile et exerce son métier de mécanicien. Cependant, il garde des contacts avec ses camarades aviateurs, en particulier lors des périodes militaires où il retrouve avec plaisir ce milieu qu'il aime tant et où il peut reprendre le manche. Ici se situe une anecdote amusante. Lors d'une de ces périodes qu'il effectue à Bron, notre homme transgresse la règle qui veut qu'on ne s'éloigne du site que de quelques kilomètres pour venir survoler sa région natale. Il se livre à quelques passages et acrobaties qui stupéfient les habitants du paisible village. Apercevant un des voisins de la famille qui travaille dans son champ, il fonce sur lui en rase motte. Lâchant ses outils, le brave homme s'enfuit, terrorisé. Eloi lui dira plus tard: " Tu avais beau courir, l'autre jour, j'allais plus vite que toi ! "

La guerre a stimulé le développement de l'aviation et des sociétés civiles voient le jour. On parle, en particulier, de Latécoère, un ingénieur audacieux, qui a monté à Toulouse une entreprise de transport aérien et de construction d'avions, et dont le grand projet est de créer une ligne jusqu'à Dakar et pourquoi pas jusqu'en Amérique du Sud. Il cherche des mécaniciens et des pilotes. Un certain nombre d'anciens de 14-18 y travaillent, dont des compagnons d'arme d'Eloi Ville. Celui-ci se présente et entre bientôt dans l'entreprise toulousaine. 

Son but est bien sûr de piloter. Après des essais concluants, il obtient avec succès, le 12 décembre 1924, sa licence de pilote d'avion de transport public, sous le numéro 839. Il fait désormais partie du cercle fermé des futurs héros de la ligne. Ceux-ci logent dans un modeste hôtel à l'enseigne du Grand Balcon. Ils oeuvrent sous l'égide d'un homme à poigne, un extraordinaire meneur d'hommes : Didier Daurat. Un jeune pilote particulièrement doué et plein d'avenir, qui se contentait jusqu'alors du rôle de mécanicien, se joint peu après à eux. Il se nomme Jean Mermoz.

Après bien des déconvenues, la ligne Toulouse-Casablanca a été établie. Les pilotes assurent les liaisons dans des conditions difficiles. Les avions sont peu fiables, cent fois retapés et souvent en panne; on navigue à vue, carlingue ouverte, sans radio. Néanmoins le projet de prolonger la ligne jusqu'à Dakar se concrétise. Les difficultés qui se présentent sont encore plus grandes. On va devoir affronter les vents de sable, les brumes, la chaleur accablante dans des carlingues surchauffées, le risque d'atterrissage forcé en plein désert où l'on risque de tomber entre les mains de tribus incontrôlées. Casa-Dakar, deux mille kilomètres de trajet ponctué de cinq escales : Agadir, Cap Juby, Villa Cisneros, Port Etienne, Saint Louis du Sénégal. Un enchaînement de dunes où les trois points de ravitaillement après Agadir ne sont que de minuscules postes militaires blottis le long de la côte. 

Malgré tout, l'équipe est très motivée. Le jour de la première liaison arrive. Dans un article du journal Le Dauphiné Libéré, le célèbre journaliste R.L. Lachat raconte que Didier Daurat rassembla ses pilotes. Ils étaient, bien entendu, tous volontaires. Après les avoir regardé un à un, sec et autoritaire, il déclara : " J'ai choisi Ville ", puis, se tournant vers notre Triévois, il ajouta : " Tu peux prendre Mermoz avec toi si tu veux . Voilà l'équipage formé, prêt à accomplir la périlleuse mission. Ils en triompheront. Nous sommes en juin 1925.

L'histoire est belle, mais il convient de rétablir la vérité. C'est en réalité un autre pilote de l'Aéropostale, Emile Lécrivain, qui ouvrit la ligne Casablanca-Dakar, le 1er janvier 1925. Il n'empêche qu'effectivement Eloi Ville et Jean Mermoz qui effectuait alors ses premières missions, firent souvent équipe et assurèrent l'acheminement du courrier sur la ligne à de multiples reprises.

La ligne est donc ouverte. Mais les incidents vont vite être nombreux. Comme on redoute la panne, les vols s'effectuent en doublette. Deux avions volent de conserve, l'un pouvant, en cas de panne et d'atterrissage forcé de l'autre appareil, récupérer le pilote et le précieux courrier. Un fait tragique intervient dès le mois suivant. Laissons Eloi Ville lui-même raconter l'affaire. Voici le rapport qu'il établit à Daurat :

" Le 22 juillet 1925, j'assure le courrier avec M.Rozès. Nous arrivons normalement à Agadir et repartons après avoir changé d'appareils. Après une heure vingt de vol, alors que nous survolions une nappe de brume à environ 1500 mètres d'altitude, je remarque que l'avion conduit par M.Rozès, volant à quelques distances en avant, descendait progressivement et allait se poser sur une plage non loin de l'Oued Noun (sud-territoire français).

Je descendais aussitôt, me poser un peu en avant et fais demi-tour, mais la roue extérieure s'enfonce dans le sable mouvant et je dois descendre pour dégager le sable devant la roue. M.Rozès arrive et, à nous deux, nous déportons le fuselage mettant l'appareil face à la mer pour le ramener sur la bande consistante où nous roulons jusqu'à l'avion en panne déjà entouré par les Maures. Ceux-ci, à notre approche, s'éloignèrent de quelques mètres et nous mirent en joue. Deux, je crois, avait des fusils français (fusils Gras).

Les Maures nous firent signe de descendre et nous n'avions qu'à nous exécuter, ils étaient à peu près une vingtaine. Je ne me suis fait dès lors aucune illusion sur ce qu'il allait se passer; mais il était trop tard et, d'ailleurs, il fallait tenter de sauver le courrier. Nous descendons, bras levés, et sommes aussitôt saisis de toutes part et fortement malmenés. C'est vainement que M. Rozès tente de raisonner et de parlementer avec cette meute hurlante.

M.Rozès fait dévier un coup de fusil qui m'était destiné. Je suis empoigné de toutes parts, on me pousse, on me bouscule. On me frappe à coups de poing, mes lunettes sont brisées sur mon front, et cela sans que j'aie opposé aucune résistance. M.Rozès réussit à se dégager à coups de poing d'une dizaine d'assaillants. Aussitôt dégagé, il essuie un coup de fusil à moins de huit mètres, mais sans être touché.

A ce moment, jugeant qu'il n'y avait plus rien à espérer et profitant du fait que le fusil était déchargé, je tente de me dégager en donnant un violent coup de poing dans la poitrine d'un Maure qui me tenait d'une main à droite et, de l'autre, avait un poignard, je libère une partie du bras droit, je saisis dans la poche de mon veston mon pistolet que les Maures n'avaient pas trouvé en me palpant, et j'abats un de es agresseurs qui, me voyant me débattre, m'avait saisi à la gorge.

D'un autre coup de feu, j'abats un autre Maure qui se précipitait sur moi. L'étreinte se desserre, le cercle s'élargit mais je reçois par derrière un coup de pierre à la nuque qui me fait chanceler. Aussitôt, je réagis et tire à plusieurs reprises sur celui qui avait un fusil, mais ne réussit qu'à l'éloigner/ M. Rozès court à l'avion et arrive juste à temps pour abattre un Maure qui, posté derrière le fuselage, allait nous fusiller dans le dos, à moins de dix mètres. Il saute à la place du pilote où je le rejoins rapidement, profitant d'un instant d'hésitation de nos assaillants.

Au moment où l'avion commençait à rouler, une balle traverse l'aile supérieure de l'avion, passant à quelques centimètres de la tête de Rozès. Les Maures arrivent de toutes parts dans les dunes et en grand nombre. Ils nous ont tiré de nombreux coups de feu au passage. Nous avons été contraint d'abandonner le courrier. "

 

Ouf ! On peut noter que, bien qu'ils aient risqué leur vie, les pilotes gardent toujours en tête leur mission qui est d'acheminer coûte que coûte le courrier. L'affaire fait grand bruit. L'incident est grave, il y a eu mort d'hommes. A la stupéfaction de Daurat, les pilotes refusent de continuer le service. On envisage de faire escorter les avions par des appareils militaires armés. Finalement, tout rentre dans l'ordre. Ville et Rozès, dont les têtes ont été mises à prix, sont envoyés à Dakar pour assurer la ligne plus au sud.

Mais le problème persiste. Cet incident est le premier d'une longue série. En décembre de la même année, Marcel Reine est capturé après un atterrissage forcé. Après avoir été maltraité, il est libéré cinq jours plus tard contre une rançon. La même mésaventure arrive à Mermoz en mai 1926. Elle se termine de façon identique. Cependant d'autres pilotes, tels Gourp et Erable, victimes de mauvais traitements, y laisseront leur vie.

En octobre 1926, Antoine de Saint Exupéry rejoint l'équipe. Celui qui deviendra célèbre tant comme pilote que comme écrivain écrira la légende de l'Aéropostale notamment dans Courrier Sud (1929) et Vol de Nuit (1931). La rude vie de ces hommes sera aussi évoquée dans plusieurs romans très connus de Joseph Kessel.

Latécoère puis Bouilloux-Lafont créent bientôt la ligne d'Amérique du Sud. La liaison aérienne avec l'Amérique n'est pas encore réalisée. Elle ne le sera que le 13 mai 1930 par Mermoz, Dabry et Gimié. Mais déjà le courrier circule entre Brésil et Argentine. C'est sur cette ligne que sont effectués les premiers vols de nuit. En 1928, Eloi Ville part travailler en Amérique du Sud. Pendant quatre ans, de Natal à Buenos Airs, en passant par Rio de Janeiro, il assure de très nombreux vols. Petite anecdote que rappelle la dangerosité du métier : Eloi racontera que, lors d'une mission, son avion tombe en panne. Il réussit à se poser en catastrophe sur une plage déserte. Sans radio pour communiquer sa position, il ne sera récupéré que trois jours plus tard... 

Son carnet de vol, précieusement conservé par sa famille, révèle qu'en 1932, Eloi Ville compte au total à son actif 4400 heures de vol dont 400 de nuit. Il a volé sur tous les appareils de l'époque : Caudron, Nieuport, Morane, Breguet, Spad, Latécoère... Mais bientôt, notre pilote tombe malade. Certains prétendent qu'il a été mordu par un rat palmiste, ce qui lui déclenchera une infection fatale. La mémoire familiale relate qu'il fut plutôt victime d'une incurable maladie de foie, qu'on n'appelait alors pas encore cancer. Il est rapatrié et hospitalisé à Paris. 

Dans sa biographie de Mermoz, Joseph Kessel rapporte ces paroles du célèbre pilote : " J'avais sur Casa-Dakar un bon camarade, un pilote d'un cran et d'une sûreté comme on en voit peu. Il s'appelait Eloi Ville. Avec Rozès, il a eu la première panne chez les Maures et il en a descendu quelques uns. Puis nous avons été coéquipiers. Combien de fois nous nous sommes sauvés mutuellement sous les balles des pillards. Puis il est allé en Amérique, il y a travaillé comme un lion.

Il y a trois jours, il m'a fait appeler. Il était dans une clinique, mourant. Il a crié de toutes les forces qu'il avait encore : Jean, je t'ai demandé de venir pour te dire : c'est toi qui a raison. Nous ne devons pas mourir dans un lit. "

Le destin n'aura pas permis à Eloi Ville, à l'instar de Mermoz, Reine, Guillaumet, Saint Exupéry et bien d'autres, de périr en plein vol dans l'exercice de sa passion. Il meurt sans gloire, à Paris, le 10 juin 1932. Enterré dans le petit cimetière de Saint Martin de Clelles, il mériterait d'être mieux connu et n'a pas obtenu, jusqu'à ce jour, la moindre reconnaissance de la part de ses compatriotes.

 

(1) Breveté pilote d'avion militaire n° 15829 à Istres (Ref. Lucien Morareau)

Sources:

Article du Dauphiné Libéré du 13 mars 1952 par R.L. Lachat

Archives familiales de la famille Ville

Dossier de la revue Historia n°128 (août 2007) intitulé " Les Chevaliers du ciel "

" Mermoz " de Joseph Kessel (1938)

" Dans le vent des hélices " de Didier Daurat (1956)

 Article publié par Lionel RIONDET dans la revue de l'Association des Amis de la Vallée de la Gresse et des environs, numéro 62, paru en décembre 2008.

 Eloi VILLE: pilote de l'Aéropostale (Association Rhodanienne pour le Souvenir aérien et Groupement Antoine de Saint Exupéry des Vieilles Tiges © Mai 2009)

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