Rien si ce n'est la passion
surprenante et inexpliquée, qu'il porte, dès
sa prime jeunesse, à l'aviation. On peut en effet se
demander ce qui a pu motiver cet intérêt alors
que l'aviation, en ce début de siècle, n'en
est qu'à ses premiers balbutiements et que cette
activité semble très éloignée
des préoccupations quotidiennes des Triévois
de l'époque. Quoi qu'il en soit, le petit Eloi
rêve...La mémoire familiale a gardé le
souvenir suivant : alors qu'il était encore
très jeune, il s'était fabriqué, avec
des morceaux de tissu, un petit parachute. Cette passion
pour les choses de l'espace va bientôt se
concrétiser. La Grande Guerre arrive. Eloi
est incorporé dans le génie. Il y apprend le
métier de mécanicien pour lequel il semble
particulièrement doué. Sur le front, il a
l'occasion de côtoyer des aviateurs et, en 1918, il
fait une demande pour rejoindre l'aviation. Bientôt,
son rêve s'accomplit; il est muté dans cette
arme. Très motivé, il passe le 10 septembre
1918 son brevet de pilote militaire(1). Il n'a guère
le temps de voler, car le 11 novembre, est enfin
signé l'armistice. Sans le sou, Eloi Ville reprend
la vie civile et exerce son métier de
mécanicien. Cependant, il garde des contacts avec ses
camarades aviateurs, en particulier lors des périodes
militaires où il retrouve avec plaisir ce milieu
qu'il aime tant et où il peut reprendre le manche.
Ici se situe une anecdote amusante. Lors d'une de ces
périodes qu'il effectue à Bron, notre homme
transgresse la règle qui veut qu'on ne
s'éloigne du site que de quelques kilomètres
pour venir survoler sa région natale. Il se livre
à quelques passages et acrobaties qui
stupéfient les habitants du paisible village.
Apercevant un des voisins de la famille qui travaille dans
son champ, il fonce sur lui en rase motte. Lâchant ses
outils, le brave homme s'enfuit, terrorisé. Eloi lui
dira plus tard: " Tu avais beau courir, l'autre jour,
j'allais plus vite que toi ! " La guerre a stimulé le
développement de l'aviation et des
sociétés civiles voient le jour. On parle, en
particulier, de Latécoère, un ingénieur
audacieux, qui a monté à Toulouse une
entreprise de transport aérien et de construction
d'avions, et dont le grand projet est de créer une
ligne jusqu'à Dakar et pourquoi pas jusqu'en
Amérique du Sud. Il cherche des mécaniciens et
des pilotes. Un certain nombre d'anciens de 14-18 y
travaillent, dont des compagnons d'arme d'Eloi Ville.
Celui-ci se présente et entre bientôt dans
l'entreprise toulousaine. Son but est bien sûr de
piloter. Après des essais concluants, il obtient avec
succès, le 12 décembre 1924, sa licence de
pilote d'avion de transport public, sous le numéro
839. Il fait désormais partie du cercle fermé
des futurs héros de la ligne. Ceux-ci logent dans un
modeste hôtel à l'enseigne du Grand Balcon. Ils
oeuvrent sous l'égide d'un homme à poigne, un
extraordinaire meneur d'hommes : Didier Daurat. Un jeune
pilote particulièrement doué et plein
d'avenir, qui se contentait jusqu'alors du rôle de
mécanicien, se joint peu après à eux.
Il se nomme Jean Mermoz. Après bien des
déconvenues, la ligne Toulouse-Casablanca a
été établie. Les pilotes assurent les
liaisons dans des conditions difficiles. Les avions sont peu
fiables, cent fois retapés et souvent en panne; on
navigue à vue, carlingue ouverte, sans radio.
Néanmoins le projet de prolonger la ligne
jusqu'à Dakar se concrétise. Les
difficultés qui se présentent sont encore plus
grandes. On va devoir affronter les vents de sable, les
brumes, la chaleur accablante dans des carlingues
surchauffées, le risque d'atterrissage forcé
en plein désert où l'on risque de tomber entre
les mains de tribus incontrôlées. Casa-Dakar,
deux mille kilomètres de trajet ponctué de
cinq escales : Agadir, Cap Juby, Villa Cisneros, Port
Etienne, Saint Louis du Sénégal. Un
enchaînement de dunes où les trois points de
ravitaillement après Agadir ne sont que de minuscules
postes militaires blottis le long de la
côte. Malgré tout,
l'équipe est très motivée. Le jour de
la première liaison arrive. Dans un article du
journal Le Dauphiné Libéré, le
célèbre journaliste R.L. Lachat raconte que
Didier Daurat rassembla ses pilotes. Ils étaient,
bien entendu, tous volontaires. Après les avoir
regardé un à un, sec et autoritaire, il
déclara : " J'ai choisi Ville ", puis, se tournant
vers notre Triévois, il ajouta : " Tu peux prendre
Mermoz avec toi si tu veux . Voilà l'équipage
formé, prêt à accomplir la
périlleuse mission. Ils en triompheront. Nous sommes
en juin 1925. L'histoire est belle, mais il
convient de rétablir la vérité. C'est
en réalité un autre pilote de
l'Aéropostale, Emile Lécrivain, qui ouvrit la
ligne Casablanca-Dakar, le 1er janvier 1925. Il
n'empêche qu'effectivement Eloi Ville et Jean Mermoz
qui effectuait alors ses premières missions, firent
souvent équipe et assurèrent l'acheminement du
courrier sur la ligne à de multiples
reprises. La ligne est donc ouverte. Mais
les incidents vont vite être nombreux. Comme on
redoute la panne, les vols s'effectuent en doublette. Deux
avions volent de conserve, l'un pouvant, en cas de panne et
d'atterrissage forcé de l'autre appareil,
récupérer le pilote et le précieux
courrier. Un fait tragique intervient dès le mois
suivant. Laissons Eloi Ville lui-même raconter
l'affaire. Voici le rapport qu'il établit à
Daurat : " Le 22 juillet 1925, j'assure le courrier
avec M.Rozès. Nous arrivons normalement à
Agadir et repartons après avoir changé
d'appareils. Après une heure vingt de vol, alors que
nous survolions une nappe de brume à environ 1500
mètres d'altitude, je remarque que l'avion conduit
par M.Rozès, volant à quelques distances en
avant, descendait progressivement et allait se poser sur une
plage non loin de l'Oued Noun (sud-territoire
français). Je descendais aussitôt,
me poser un peu en avant et fais demi-tour, mais la roue
extérieure s'enfonce dans le sable mouvant et je dois
descendre pour dégager le sable devant la roue.
M.Rozès arrive et, à nous deux, nous
déportons le fuselage mettant l'appareil face
à la mer pour le ramener sur la bande consistante
où nous roulons jusqu'à l'avion en panne
déjà entouré par les Maures. Ceux-ci,
à notre approche, s'éloignèrent de
quelques mètres et nous mirent en joue. Deux, je
crois, avait des fusils français (fusils
Gras). Les Maures nous firent signe de
descendre et nous n'avions qu'à nous exécuter,
ils étaient à peu près une vingtaine.
Je ne me suis fait dès lors aucune illusion sur ce
qu'il allait se passer; mais il était trop tard et,
d'ailleurs, il fallait tenter de sauver le courrier. Nous
descendons, bras levés, et sommes aussitôt
saisis de toutes part et fortement malmenés. C'est
vainement que M. Rozès tente de raisonner et de
parlementer avec cette meute hurlante. M.Rozès fait
dévier un coup de fusil qui m'était
destiné. Je suis empoigné de toutes parts, on
me pousse, on me bouscule. On me frappe à coups de
poing, mes lunettes sont brisées sur mon front, et
cela sans que j'aie opposé aucune résistance.
M.Rozès réussit à se dégager
à coups de poing d'une dizaine d'assaillants.
Aussitôt dégagé, il essuie un coup de
fusil à moins de huit mètres, mais sans
être touché. A ce moment, jugeant qu'il n'y
avait plus rien à espérer et profitant du fait
que le fusil était déchargé, je tente
de me dégager en donnant un violent coup de poing
dans la poitrine d'un Maure qui me tenait d'une main
à droite et, de l'autre, avait un poignard, je
libère une partie du bras droit, je saisis dans la
poche de mon veston mon pistolet que les Maures n'avaient
pas trouvé en me palpant, et j'abats un de es
agresseurs qui, me voyant me débattre, m'avait saisi
à la gorge. D'un autre coup de feu, j'abats
un autre Maure qui se précipitait sur moi.
L'étreinte se desserre, le cercle s'élargit
mais je reçois par derrière un coup de pierre
à la nuque qui me fait chanceler. Aussitôt, je
réagis et tire à plusieurs reprises sur celui
qui avait un fusil, mais ne réussit qu'à
l'éloigner/ M. Rozès court à l'avion et
arrive juste à temps pour abattre un Maure qui,
posté derrière le fuselage, allait nous
fusiller dans le dos, à moins de dix mètres.
Il saute à la place du pilote où je le rejoins
rapidement, profitant d'un instant d'hésitation de
nos assaillants. Au moment où l'avion
commençait à rouler, une balle traverse l'aile
supérieure de l'avion, passant à quelques
centimètres de la tête de Rozès. Les
Maures arrivent de toutes parts dans les dunes et en grand
nombre. Ils nous ont tiré de nombreux coups de feu au
passage. Nous avons été contraint d'abandonner
le courrier. "
Ouf ! On peut noter que, bien
qu'ils aient risqué leur vie, les pilotes gardent
toujours en tête leur mission qui est d'acheminer
coûte que coûte le courrier. L'affaire fait
grand bruit. L'incident est grave, il y a eu mort d'hommes.
A la stupéfaction de Daurat, les pilotes refusent de
continuer le service. On envisage de faire escorter les
avions par des appareils militaires armés.
Finalement, tout rentre dans l'ordre. Ville et Rozès,
dont les têtes ont été mises à
prix, sont envoyés à Dakar pour assurer la
ligne plus au sud. Mais le problème
persiste. Cet incident est le premier d'une longue
série. En décembre de la même
année, Marcel Reine est capturé après
un atterrissage forcé. Après avoir
été maltraité, il est
libéré cinq jours plus tard contre une
rançon. La même mésaventure arrive
à Mermoz en mai 1926. Elle se termine de façon
identique. Cependant d'autres pilotes, tels Gourp et Erable,
victimes de mauvais traitements, y laisseront leur
vie. En octobre 1926, Antoine de
Saint Exupéry rejoint l'équipe. Celui qui
deviendra célèbre tant comme pilote que comme
écrivain écrira la légende de
l'Aéropostale notamment dans Courrier Sud (1929) et
Vol de Nuit (1931). La rude vie de ces hommes sera aussi
évoquée dans plusieurs romans très
connus de Joseph Kessel. Latécoère puis
Bouilloux-Lafont créent bientôt la ligne
d'Amérique du Sud. La liaison aérienne avec
l'Amérique n'est pas encore réalisée.
Elle ne le sera que le 13 mai 1930 par Mermoz, Dabry et
Gimié. Mais déjà le courrier circule
entre Brésil et Argentine. C'est sur cette ligne que
sont effectués les premiers vols de nuit. En 1928,
Eloi Ville part travailler en Amérique du Sud.
Pendant quatre ans, de Natal à Buenos Airs, en
passant par Rio de Janeiro, il assure de très
nombreux vols. Petite anecdote que rappelle la
dangerosité du métier : Eloi racontera que,
lors d'une mission, son avion tombe en panne. Il
réussit à se poser en catastrophe sur une
plage déserte. Sans radio pour communiquer sa
position, il ne sera récupéré que trois
jours plus tard... Son carnet de vol,
précieusement conservé par sa famille,
révèle qu'en 1932, Eloi Ville compte au total
à son actif 4400 heures de vol dont 400 de nuit. Il a
volé sur tous les appareils de l'époque :
Caudron, Nieuport, Morane, Breguet, Spad,
Latécoère... Mais bientôt, notre pilote
tombe malade. Certains prétendent qu'il a
été mordu par un rat palmiste, ce qui lui
déclenchera une infection fatale. La mémoire
familiale relate qu'il fut plutôt victime d'une
incurable maladie de foie, qu'on n'appelait alors pas encore
cancer. Il est rapatrié et hospitalisé
à Paris. Dans sa biographie de Mermoz,
Joseph Kessel rapporte ces paroles du célèbre
pilote : " J'avais sur Casa-Dakar un bon camarade, un pilote
d'un cran et d'une sûreté comme on en voit peu.
Il s'appelait Eloi Ville. Avec Rozès, il a eu la
première panne chez les Maures et il en a descendu
quelques uns. Puis nous avons été
coéquipiers. Combien de fois nous nous sommes
sauvés mutuellement sous les balles des pillards.
Puis il est allé en Amérique, il y a
travaillé comme un lion. Il y a trois jours, il m'a fait
appeler. Il était dans une clinique, mourant. Il a
crié de toutes les forces qu'il avait encore : Jean,
je t'ai demandé de venir pour te dire : c'est toi qui
a raison. Nous ne devons pas mourir dans un lit. "
Le destin n'aura pas permis
à Eloi Ville, à l'instar de Mermoz, Reine,
Guillaumet, Saint Exupéry et bien d'autres, de
périr en plein vol dans l'exercice de sa passion. Il
meurt sans gloire, à Paris, le 10 juin 1932.
Enterré dans le petit cimetière de Saint
Martin de Clelles, il mériterait d'être mieux
connu et n'a pas obtenu, jusqu'à ce jour, la moindre
reconnaissance de la part de ses compatriotes.
(1) Breveté pilote d'avion militaire n° 15829 à Istres (Ref. Lucien Morareau) Sources: Article du Dauphiné Libéré du 13 mars 1952 par R.L. Lachat Archives familiales de la famille Ville Dossier de la revue Historia n°128 (août 2007) intitulé " Les Chevaliers du ciel " " Mermoz " de Joseph Kessel (1938) " Dans le vent des hélices " de Didier Daurat (1956) Article publié par Lionel RIONDET dans la revue de l'Association des Amis de la Vallée de la Gresse et des environs, numéro 62, paru en décembre 2008. Eloi VILLE: pilote de l'Aéropostale (Association Rhodanienne pour le Souvenir aérien et Groupement Antoine de Saint Exupéry des Vieilles Tiges © Mai 2009) |