Les tribulations d'un pionnier de l'aviation civile

Souvenirs de Louis MOUTHIER

 

J'ai lu avec grand plaisir les " Débuts d'un Pionnier " du Lt Colonel Bellenger. J'ai quelques souvenirs également de la 'belle époque' dont certains détails sont restés méconnus.

Mon orientation vers l'aviation date du jour où, en octobre 1919, j'eus l'occasion de voir un aéroplane Blériot, type 'traversée de la Manche', propriété d'un Suisse, qui l'exposait dans différentes villes. Au cours de l'exposition, le moteur était mis en marche et, d'après la presse 'un véritable ouragan soufflait en arrière de l'appareil' et les larges chapeaux des spectatrices subissaient notamment la plus rude des épreuves. J'assistai à une séance et j'eus le privilège d'être autorisé à prendre place au siège du pilote pour manoeuvrer la manette des gaz. C'était mon premier 'contact' direct, et ma décision fut prise immédiatement. J'achetai l' 'aéroplane' avec sa caisse en toile noire sur cadre bois, son hangar (un Bessonneau démontable) pour le prix global de 15000 francs, ceci avec l'aide de trois camarades. Mais il fallait encore songer au mécanicien ! Pour améliorer la situation financière, l'appareil fut exposé avec succès à Lons le Saunier, Châlon, Dijon et Besançon, mais son but n'était pas de rester au sol et j'adoptai de suite le terrain d'Ambérieu, proche de chez moi où je m'installai en solitaire le6 avril 1910 pour procéder au montage du hangar, montage de l'appareil et amarrage de la caisse dans le fond du hangar pour servir de couchettes, de façon à être au terrain à 4 heures du matin.

Quelques indications sur le Blériot XI :

Poids 230 kg, surface portante 14 m2, envergure 8,6 m, longueur 7,80 m, Moteur Anzani en V, carburateur Grouvelle-Arquembourg, allumage par rupteur et accus, décompresseur pour l'atterrissage, graissage par compte-goutte avec pompe à main, aucun instrument de bord.

Le moteur, pour pouvoir voler, devait avoir une traction de 100 kg, minimum au dynamomètre. Opération à faire avant chaque départ avec mon moteur, m'étant aperçu que cet Anzani 25 cv avait les ailettes de refroidissement dans le sens du cadre d'une moto (des motos d d'entraînement pour les courses derrière moto étaient munies de type de moteur) et non dans le sens de la marche de l'appareil, ce qui n'améliorait pas le refroidissement.

 Mais j'eus l'occasion d'acheter le moteur de Roger Morin, après son accident moteur qui était du dernier type pour les ailettes seulement. Avec ce matériel, les vols de durée n'étaient pas prévus, le moteur tenait 15 minutes en général, le moteur de Blériot a tenu par chance 32 minutes pour sa traversée de la Manche. Détail intéressant, l'essence valait 2,25 francs le litre et l'huile de ricin 1 franc le kg.

 Avec cet équipement, il fallait passer le brevet, sans jamais avoir vu voler, et sans conseils, ayant seulement une notice de Blériot tapée à la machine, notice qui indiquait qu'il fallait s'asseoir dans l'appareil, lire souvent la notice pour se familiariser avec les commandes, tirer sur la cloche (NDLR : les appareils Blériot avait la particularité d'avoir pour manche, un système dénommé 'cloche à Blériot')comme un cavalier pour faire cabrer son cheval et rendre la main pour descendre, rouler beaucoup afin d'avoir l'appareil bien en mains avant de vouloir voler.

 On pouvait voir alors la foule qui venait chaque jour pour prendre place autour des tables qu'avaient installé les cafetiers du pays pour débiter du saucisson et des pots de vin en attendant les vols !

 Je suivais donc la notice de Blériot à la lettre et je décidai, après avoir roulé beaucoup la queue haute (c'est à ce moment que les gens se couchaient sur le terrain pour décider si j'avais volé ou non), du jour où je devais décoller. Ce fut le 21 avril 1910. Le soir même, en pleine confiance, je voulus faire mieux et monter plus haut, je cabrai, et l'angle de montée frisant la perte de vitesse, je poussai trop fort sur la cloche pour rétablir l'équilibre et l'appareil se mit en pylône, le moteur s'enfonçant dans a terre et moi-même restant en balan, à cheval sur le réservoir, attendant de l'aide pour sortir de l'appareil et éviter qu'il ne retombe en avant ou en arrière. La manoeuvre avait été trop accentuée dans les deux sens. Réparation par les moyens du bord retardée par les curieux sur le terrain. Il fallut ensuite tenter le prix du premier vol à Ambérieu, créé par la Commission d'Aviation qui venait de se constituer, prix de 1500 francs, que j'obtins le 29 mai 1910.

 Mais avant le brevet, un autre incident se produisit, le même que celui relaté par le Lt-Colonel Bellenger en Février 1912 à Pau.

Le mien date du 25 juin 1910. A la suite d'un ennui de moteur, j'étais descendu pour tourner l'appareil, moteur au ralenti, au bout du terrain afin de revenir au hangar, quand, avant d'atteindre le siège, l'appareil se mit en marche. J'étais accroché sur le longeron du fuselage tentant de le faire tourner sur place avec la roue arrière orientable, mais fatigué au bout d'un moment, l'appareil prit la ligne droite et j'étais toujours accroché, faisant maintenant des pas de 5 mètres en 5 mètres, et attendant du secours. Je le maintins ainsi à la dérive pendant près de 500 mètres et finalement j'allais échouer près de la clôture où l'hélice se brisa en fendant un piquet de bois. Mais j'avais toujours mon Blériot...

Cependant il fallait passer le brevet pour obtenir des engagements. Cet événement eut lieu sans succès le 18 juillet, le moteur ne permettant pas de tenir toute la durée des épreuves contrôlées par Edouard Vermorel. Les deux dernières épreuves furent passées le 24 juillet 1910 devant Monsieur Boulade, Président de l'Aéroclub du Rhône. J'eus enfin la possibilité d'être engagé pour la Semaine de Genève qui avait lieu à Viry (Haute-Savoie) du 14 au 21 août 1910. J'y fis la connaissance de Dufaux, lequel constatant le manque de rendement de mon moteur, me fit fabriquer une nouvelle hélice qui me permit de bien meilleures performances, notamment à Valenciennes où j'opérai avec Léon Bathiat en octobre 1910, à Dijon du 22 au 25 septembre avec Eugène Renaux, Hanriot, Martinet (course de vitesse 5 kilomètres délimités par des pylônes, deuxième en 6 minutes et 6 secondes 2/5). J'eus l'occasion à Dijon de faire la connaissance de François Durafour qui, le 30 juillet 1921, atterrissait au sommet du Mont Blanc et en re-décollait avec un Caudron G 3, et à Lyon où je participai avec Kimmerling et Sommer en novembre 1910 à l'inauguration de l'Ecole Lyonnaise d'Aviation à Bron.

Le Blériot XI à moteur Anzani n'était plus dans la course et il fallut songer à l'utiliser en créant une école Blériot, avec un second appareil qui fut copié exactement sur le premier, et qui utilisa le moteur de moto comme rouleur. C'est avec ce matériel que Thoret, l'as du vol en montagne, et Lacrouze, tué en faisant les essais du Spad furent brevetés. Il avait fallu à cette époque deux mécaniciens et c'est ainsi que j'eus la chance de rencontrer Alfred Thénoz qui m'accompagna dans tous mes meetings jusqu'à la guerre et nous devions nous retrouver encore à l'escadrille Morane 23. A cette époque, j'avais le sens de la mécanique sans jamais avoir appris quoi que que ce soit. Mais, il me fallait un appareil de meeting et mon choix se porta sur le Morane construit par la Société Borel et Cie.

J'eus encore une déconvenue car l'appareil Morane m'était facturé par Borel et Cie 9000 francs et je m'aperçus au cours d'une réparation d'aile, à la suite du passage d'un fossé à Saint Etienne, que cette aile avait déjà servie et il restait encore quelques petits clous sur les nervures. Le moteur Gnôme 50 cv d'occasion qui avait été acheté 5000 francs, après intervention de Monsieur Martelin, gros actionnaire de la Société Gnôme, était vraiment une occasion. A Aix les Bains, pendant la Semaine d'Aviation au champ de courses, du 16 au 23 juin 1912, j'arrivai difficilement à prendre de l'altitude. Je dus m'embarquer avec le moteur dans sa caisse pour Argenteuil. On le mit au banc, il paraît que c'était normal, et suis revenu comme j'étais parti, le moteur ne dépassant pas 1200 tours. Il s'en manquait de peu, puisqu'il en fallait 1250, pour réduire à 1200 tours. Heureusement que j'eus l'occasion de rencontrer Monsieur Bajard des moteurs Le Rhône qui eut le geste de me confier le moteur n° 1 qui était par le fait un Verdet devenu Le Rhône. A ma rentrée d'Allemagne, après mon évasion, Monsieur Bajard me fit cadeau du moteur.

J'étais enfin équipé en 1913 avec un Morane, moteur Le Rhône, avec lequel j'ai continué à effectuer une quantité de meetings et passé à mes frais, mon brevet militaire. Pendant que j'étais prisonnier, la circulaire accordant 4500 francs de remboursement de brevet fut abrogée et malgré mes réclamations jusqu'à Clémenceau, j'en fus pour mes frais

Pour la première fois en 1913, j'avais un baromètre, seul appareil de bord avec le compte-tours. A ce sujet, partant de Bron au début de 1911 pour faire le voyage Lyon-Bourg-Ambérieu, je volais sans baromètre et j'avais remarqué que Kimmerling, très astucieux, avait trouvé le moyen d'en avoir un, en suspendant avec une cordelette autour du cou, un petit baromètre d'appartement. J'eus l'occasion, après avoir survolé Pont d'Ain, de recevoir une carte-lettre du Curé l'Abbé Bocquet qui m'en félicitait dans les termes suivants :

" En mon nom personnel et au nom de la cité pondinoise qui vous a acclamé à votre belle envolée d'hier soir. Je vous remercie et nous vous envoyons toutes nos félicitations et formons le voeux pour vous revoir bientôt. Nous avons tous compris votre délicatesse en diminuant la vitesse dans le survol de Pont d'Ain. Merci mille fois et à bientôt. Votre tout dévoué L.Bocquet "

C'était bien excusable car c'était le premier appareil qui survolait Pont d'Ain.

Le résultat financier de tout cela ne fut pas brillant. Avec l'affaire Blériot, il n'y eut pas de pertes, les appareils ayant été repris par la Société de Navigation Aérienne de Lyon et du Sud-Est (Président Docteur Siraud) pour l'organisation se ses écoles civiles et militaires à Ambérieu en Bugey inaugurées en avril 1912. Le Morane était pris en charge par cette société moyennant un pourcentage à lui verser sur chaque meeting.

Parlons un peu des terrains, toujours à l'avantage de l'imprésario pour faire sa recette, mais souvent difficile pour les pilotes. On était toujours en compte avec cet organisateur et il fallait alors expédier l'appareil par chemin de fer contre remboursement. A Lépin-Aiguebelette, où la voie ferrée arrivait jusque sur la place de la gare, il n'est même pas sortie du wagon dont les portes avaient été entr'ouvertes au public. Avec cet impresario, j'ai travaillé avec Sadi Lecointe, Vergnault, Duval, Obre, etc...il nous doit encore de l'argent. A Aix les Bains et l'Isle sur Sorgues, le meeting se passait au champ de courses, à Draguignan dans les casernes, à Albertville le terrain avait 270 mètres, à Annecy au bord du lac en partant du Casino, à Arbois une femme a donné le jour à un enfant sur le terrain et en ville les gens prétendaient qu'il n'y avait personne dans l'appareil, à Ganges dans l'Hérault il a fallu voler quand même par un temps épouvantable, et à Digne dans la vallée de la Bléone j'avais l'impression d'accrocher la montagne des deux côtés, ignorant tout des remous.

En fait, j'ai bien gagné environ 100 000 francs dans plus de 50 meetings et n'ayant pas eu de casse vraiment. Je suis arrivé à joindre péniblement les deux bouts, sans posséder d'automobile et sans faire aucune dépense inutile. Il est vrai que je crois que rares ont été ceux que l'aviation a enrichie. C'était Deperdussin qui payait le mieux en 1911 et Pégoud qui, le 9 août 1913, réussissait le départ et l'arrivée d'un avion sur un câble, qui le 19 août de la même année, effectuait le premier saut en parachute, et enfin, le 21 septembre 1913 bouclait la boucle pour la première fois au monde, gagnait la modeste somme de 200 francs par mois.

Mais, à l'occasion du premier looping, Madame Blériot dit à son mari : " Dis donc Louis, donne lui donc 100 francs de plus... ". Anzani m'a racheté les deux moteurs sans magnéto pour 100 francs. Quand à l'avion Morane, moteur Le Rhône, avec lequel je pouvais me rendre à Dijon pour être réquisitionné à la suite de mon engagement volontaire à l'Inspection technique le 10 août 1914, ayant peur d'arriver trop tard (on disait que la guerre serait terminée dans 3 mois), j'eus la bêtise de le laisser à Romenay où j'avais atterri pour un meeting. Je dus le reprendre chez le boulanger où il était resté toute la guerre 1914/1918 et le ramener à Bourg. Il a été vendu plus tard à Collet de Belleville qui devait, avec le concours de Nique, en faire un glisseur sur la Saône.

Ce fut la fin de mes tribulations puisque, ensuite, j'ai eu la chance de profiter largement de l'avion " Ville de Bourg " de l'Aéroclub de l'Ain, mais ceci est une autre histoire...

Louis MOUTHIER, pilote breveté aviateur le 9 août 1910 sous le n° 157; pilote breveté militaire le 14 novembre 1913 sous le n° 713; Membre n° 3 en date du 11 juin 1945 des Vieilles Tiges Groupement Antoine de Saint Exupéry.

Sources : Récit écrit par Louis MOUTHIER et publié par document dactylographié en possession des Vieilles Tiges Groupement Antoine de Saint Exupéry

Commission MEMOIRE AERONAUTIQUE © Juin 2011

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